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L'arrestation de notre mère
Le premier petit appareil photo de Leitz, de 1913, qui a servi de  modèle par la suite pour les Leica
Le tableau et la sculpture en dessous représentent Ernst II Leitz, le grand-père. A droite, la tête sculptée de Ernst I Leitz, l'arrière grand-père
Les grands bâtiments de Leitz à l'époque
Le magasin Ehrenfeld en 1935  ->

Ce que mon grand-père a pu faire, il l'a fait ?

  

Un entretien des Grands méchants loups avec Knut Kühn-Leitz,

le petit-fils de l'entrepreneur Ernst Leitz

 

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       Les appareils photos Leica >>>

       La période nazie >>>

       Sauver des gens >>>

 

       Les dangers >>>

       Retrouver les gens >>>

 

 


Le Grand méchant loup a pris le train pour aller à Wetzlar, au centre de l'Allemagne, où il a rencontré Knut Kühn-Leitz.  On s'est entretenus avec lui assis sous la véranda de la Villa Friedwart, l'un des endroits préférés de son grand-père, qui produisait l'appareil photo le plus connu au monde, mais qui a aussi sauvé la
vie de beaucoup de gens à l'époque des nazis.

 

Le grand-père

Vous aviez quel âge quand on vous a offert votre premier appareil photo ?
J'avais 15 ou 16 ans. C'était en 1951, 52. C'était un appareil encore très simple, un Leica 1. C'est mon grand-père qui me l'a offert.

Votre grand-père avait quel âge à l'époque ?
Mon grand-père a eu 80 ans en 1951.

Quand êtes-vous allé la première fois  dans l'usine de votre grand-père ?

J'avais dans les 10, 12 ans, oui peut-être votre âge. Mon grand-père allait tous les jours à l'usine, même dans son grand âge. Il faisait toujours un tour des ateliers, ça faisait partie de ses tâches.

Il était comment, vous pourriez nous parler un peu de lui ?
D'abord, il avait une voix grave et parlait avec un léger accent régional. Il trouvait ça bien de parler comme les gens d'ici parce qu'il se sentait très proche d'eux. A l'époque, il connaissait personnellement plus de 2000 employés. Il savait d'où ils venaient, si leur père avait déjà travaillé chez Leitz... On le considérait presque comme un père de famille.

 

 

Leica


C'est votre grand-père qui a fondé Leica ?
Non. Ici, à Wetzlar il y avait eu un physicien extrêmement doué qui s'appelait Carl Kellner. Il travaillait sur les calculs nécessaires au réglage des objectifs des microscopes. Il avait une petite entreprise fondée en 1849 qui portait le nom d'Institut d'Optique. Mon arrière-grand-père s'intéressait beaucoup à la mécanique de précision et à l'optique – Carl Kellner ne vivait plus à l'époque – et il a repris l'Institut d'Optique et l'a appelé d'après son nom, Leitz.

Pourquoi les appareils photos s'appellent-ils Leica ?  Le nom Leica, c'est le début de Leitz et de Caméra, Lei-ca. /Kamera en allemand signifie appareil photo ou caméra./

 

 

 

Vous avez déjà travaillé chez Leica?
Oui. Je suis entré dans l'entreprise en 1966 et j'y suis resté jusqu'en 1986. J'ai été Président Directeur Général de 1972 jusqu'en 1986, l'un des cinq PDG.

A Wetzlar, on est passés devant un grand bâtiment où était marqué Leica...
Il y a deux grands bâtiments que mon grand-père a fait construire en 1935 et en 1938. Quand l'appareil photo Leica est arrivé sur le marché en 1925, la firme Leitz comptait 1200 employés. En 1938, leur nombre avait triplé. C'est là qu'on peut mesurer l'énorme succès du Leica.

 

 

La période nazie


Votre grand-père a aidé beaucoup de gens pendant la période nazie.
Oui.

Il vous en a parlé ?
Non. Il n'en a jamais parlé. J'étais au courant de deux, trois cas. Ma mère avait été arrêtée pour avoir aidé une Juive de Wetzlar, mon grand-père avait aussi participé à cette action. Mais ma mère a dit qu'elle avait tout fait seule. C'était déjà un homme âgé, elle a pris sur elle toute la responsabilité de cette affaire.

Est-ce que vous vous souvenez du moment où votre mère a été arrêtée ?
Oui, je m'en souviens. On était assis, ma sœur et moi, dans notre chambre. Ma mère est entrée et elle nous a dit au revoir car elle allait s'absenter pour deux ou trois jours. Des hommes avec de longs manteaux foncés en cuir se tenaient derrière elle, vous avez peut-être déjà vu ça dans un film, ils étaient de la Gestapo, donc de la police. Ils l'ont emmenée à Francfort pour l'emprisonner.  Mon grand-père a tout fait pour qu'elle soit libérée, ce qui a été très difficile.

Comment est-ce qu'il y est arrivé ?
Il avait un ami proche qui connaissait beaucoup de monde. Et mon grand-père a dû payer à l'époque beaucoup, beaucoup d'argent pour la libérer.  

Vous aviez peur pour votre mère ?
Oui, bien sûr.

Vous étiez où pendant ce temps-là ?
Devine.

Chez votre grand-père.
Exactement. Ça a été une période vraiment difficile. Mon père avait été appelé sous les drapeaux, alors ma mère est venue ici à Wetzlar avec ses trois enfants. Mon grand-père vivait ici seul – il était veuf – avec son fils aîné. Ma mère était donc la maîtresse de maison.

 

Sauver des gens


Est-ce que c'était difficile d'agir comme l'a fait votre grand-père, de sauver des gens à cette époque ?
Je dirais qu'au début ce n'était peut-être pas si difficile. Mais en agissant ainsi, on critiquait en même temps les nazis. Ils n'aimaient pas ça. Les Juifs pouvaient encore émigrer mais en perdant presque tous leurs biens, c'était ça le problème. S'ils vendaient leur maison par exemple, ils ne pouvaient pas mettre simplement l'argent à la banque et le virer en France ou dans un autre pays. Ce n'était pas possible.

Et pourquoi pas ?
Ça passait par une banque d'Etat qui prenait tellement d'argent pour l'opération qu'il en arrivait en réalité très peu à l'étranger. C'est d'ailleurs pour cela que, disons jusqu'en 1938, seulement la moitié des Juifs vivant en Allemagne ont pu émigrer. Quitter l'Allemagne, ça signifiait je perds mes amis, mon pays natal, mes biens, je dois aller dans un autre pays, je ne vais peut-être même pas pouvoir exercer mon métier. C'était quelque chose de très très dur. Mais après 1938, là, c'est devenu très dangereux d'aider les Juifs ou ceux qui étaient contre le régime.

Comment il a fait ça, votre grand-père ?
Par exemple, quand la firme Leitz a fait construire ces grands bâtiments dont on a parlé, mon grand-père savait que les magasins juifs avaient de gros problèmes. Il a donc fait venir Joseph Rosenthal – c'est comme ça qu'il s'appelait – qui était fournisseur de portes et fenêtres, et il lui a dit : « Ecoute, je ne peux pas tout te confier, mais je peux te charger de monter la moitié des portes et fenêtres du grand bâtiment. »

Est-ce que tous les gens qu'il a aidés venaient de Wetzlar?
Non, pas seulement. Mon grand-père connaissait bien un Juif qui avait un magasin photo à Francfort et il lui a proposé son aide pour pouvoir émigrer aux Etats-Unis. Il ne s'agissait pas seulement de lui donner une lettre de recommandation mais il fallait aussi l'aider à fermer son magasin, reprendre sa marchandise, lui fournir un nouveau stock aux USA. C'était donc une chose assez compliquée. Entre temps il y a eu cette terrible Nuit de cristal pendant laquelle beaucoup de synagogues ont été incendiées. Beaucoup de magasins juifs ont aussi été détruits.

Son magasin aussi ?
C'est triste, mais le magasin Ehrenfeld à Francfort a aussi été détruit. Bon, en tout cas, en employant toutes les combines possibles, la famille Ehrenfeld a tout de même pu partir aux Etats-Unis et a remonté là-bas un très grand magasin qui existe encore aujourd'hui.

 

 

 

 

Les dangers


Est-ce que votre grand-père aurait pu être arrêté ?
Oui. S'il avait mis son nom sur la lettre de recommandation, là il aurait très bien pu être arrêté. Ça gênait d'ailleurs beaucoup les nazis qu'à la tête d'une entreprise relativement importante il y ait quelqu'un de profondément démocrate. Et le pire, c'était qu'un des parents proches de mon grand-père était directeur général de Leitz et qu'il était Suisse. Ils ont toujours demandé pourquoi ce n'était pas un Allemand qui occupait le poste. Ils désapprouvaient complètement le fait que mon grand-père ne lui ai pas dit : « Soit tu prends la nationalité allemande, soit tu pars. »

Est-ce que les nazis étaient au courant des activités de votre grand-père ?
Oui, bien sûr.

Pourquoi est-ce qu'ils ne l'ont pas arrêté ?
Les nazis ont vu ces activités de façon très critique jusqu'en 1938, mais après c'est devenu très grave, et la manière dont les nazis agissaient a empiré d'année en année. Après le début de la guerre et puis à partir de 1942-43, là on passait devant le « Tribunal du Peuple » pour le moindre délit. Et on avait peu de chance de s'en sortir. Mais les nazis avaient naturellement peur qu'il y ait des troubles ici à Wetzlar, car mon grand-père était particulièrement aimé, et très populaire. Je ne sais pas comment aurait réagi le personnel de chez Leitz si on l'avait arrêté. Mais, enfin, ça ne les a pas empêchés d'arrêter ma mère.

Qui d'autre était au courant ?
Les collaborateurs les plus proches de mon grand-père. Et puis encore trois, quatre personnes. Il y avait aussi des espions à l'usine. C'est sûrement très difficile pour vous de s'imaginer ce qui se passait à l'époque.

Est-ce que l'entreprise a continué à travailler avec d'autres pays pendant la guerre ?
Bon, d'abord, en 1939, dès le début de la guerre, les contacts avec l'Angleterre ont bien sûr été coupés. L'Allemagne étant aussi en guerre contre les Etats-Unis à partir de la fin 1941, les exportations ont cessé, et puis, tout le commerce avec les appareils photo Leica s'est arrêté et s'est interrompu en 1942. Ce n'était pas important stratégiquement, et toutes les machines ont été entreposées dans un blockhaus. Leitz a dû produire autre chose sur ordre du gouvernement, par exemple de l'optique militaire, c'est-à-dire des télescopes ou du matériel pour blindés, etc. Et là, on ne pouvait pas refuser de le faire, les nazis ne l'auraient pas toléré. A la fin de la guerre – c'était bien sûr terrible – il a fallu repartir à zéro.

 

 

Les recherches pour retrouver les gens


On a lu dans le journal que 50 à 60 personnes ont été sauvées par votre grand-père. Est-ce qu'il y en a eu encore plus ?
Oui, le rabbin Frank Dabba Smith a découvert en tout 87 personnes sauvées par Ernst Leitz, dont 69 persécutées pour des raisons raciales, donc des Juifs, des « demi-Juifs », etc. Mais cette liste continue de s'allonger. Rien que dans les trois dernières semaines, j'ai appris l'existence de deux nouveaux cas.

Comment faites-vous dans vos recherches ?
Il y a eu par exemple un article sur mon grand-père dans le journal. Sur ce, quelqu'un m'a écrit une lettre en m'expliquant qu'il connaissait un homme originaire de Gießen, et qu'il avait transporté pour lui une valise en Hollande avant qu'il n'émigre vers l'Angleterre. Cet homme lui avait raconté à l'époque que mon grand-père lui avait offert un équipement Leica, en lui disant qu'il pourrait peut-être se faire un peu d'argent en Angleterre en faisant des photos.

Vous avez encore des contacts avec des survivants ?
Oui. La plupart sont naturellement décédés depuis. Il n'y a pas longtemps, on a eu ici la visite d'une famille qui habite maintenant en Hollande. Le père avait passé à l'époque son bac avec mention très bien, donc quelque chose de plutôt exceptionnel. Il voulait faire des études de physique, mais les nazis ont interdit aux Juifs l'accès aux universités. Il est rentré ici, dans la firme. C'était un homme très très intelligent, qui aurait pu faire quelque chose d'exceptionnel chez Leitz, construire de nouveaux appareils photos ou autre chose. Mon grand-père l'a aidé à fuir en Angleterre, et il a même réussi à faire venir ses parents et son frère par la suite.

Vous connaissez d'autres entreprises qui ont fait des choses semblables ?
Pas vraiment. On suppose que Robert Bosch, le chef de la firme Bosch à Stuttgart, a aussi aidé des Juifs à l'époque des nazis. On dit même que des gens très haut placés dans l'entreprise ont participé à l'attentat contre Hitler. Sinon, je ne connais pas d'autres cas.

C'était exceptionnel ce qu'a fait votre grand-père ?
Mon grand-père était un homme au grand cœur. Il ne pouvait pas supporter de voir souffrir les gens, qu'ils soient riches ou pauvres, il a toujours apporté son aide. Ce qu'il a pu faire, il l'a fait.


Knut Kühn-Leitz a publié un livre sur son grand-père, dans lequel on apprend beaucoup de choses sur la firme Leitz. On y trouve aussi des lettres de Juifs émigrés qui le remercient et qui parlent de leur nouvelle vie. Une distinction très importante et rare, accordée aux gens qui ont aidé des Juifs de façon exemplaire

 

 

Interview : Alina, Anastasia, David & Sidney

Dessins : Chloé, Emil, Emmanuelle & Zoë

Texte et photos © Grand méchant loup | Böser Wolf

Un grand merci à Knut Kühn-Leitz pour son accueil, ainsi que pour l'autorisation d'utiliser des photos de son livre qu'il nous a gentiment offert.

Septembre 2008