La librairie berlinoise Bayerischer Platz existe depuis 1919. Elle a traversé des périodes compliquées avec la Seconde Guerre mondiale et la politique nazie. Mais elle a également été un lieu de rencontre pour des scientifiques, comme Albert Einstein, ou des artistes. Les jeunes journalistes du Grand méchant loup ont rencontré Christiane Fritsch-Weith, la troisième propriétaire de la librairie, qui travaille ici depuis 1975.
C'est une libraire qui était tenue par un monsieur juif qui s'appelait Benedict Lachmann. Il en était aussi le propriétaire. Je crois qu'il était très en avance sur son temps, très moderne.
En 1919. C'est une date intéressante, qui nous montre un peu qui était Benedict Lachmann. C'était juste après la fin de la Première Guerre mondiale, il y avait des gens qui étaient très conservateurs, et il y avait encore un empereur en Allemagne. Et puis il y avait des gens qui disaient, on en a assez de l'empereur, nous voulons la République. Notre propriétaire était sûrement plutôt pour la République. C'était plus son genre...
Il a été dans un des premiers convois de déportés en 1941. On l'a envoyé à Lodz, en Pologne. Il n'est pas mort asphyxié au gaz comme à Auschwitz, mais comme il n'était pas en bonne santé et que les conditions de vie là-bas étaient terribles...Vous savez, on mourait de froid, on n'avait rien à manger. Alors si on n'était plus tout jeune et en très bonne santé, on mourait très rapidement. Benedict Lachmann est mort épuisé dès février 1942. Il avait 63 ans.
C'était un homme de progrès, qui regardait vers l'avenir et qui attendait beaucoup du futur. Il ne pouvait pas imaginer que tout cela arriverait. Mais il a très bien travaillé.
Oui. Ici, c'était aussi la librairie où Albert Einstein achetait ses livres. Vous savez sûrement qu'Albert Einstein a découvert la théorie de la relativité. Il vivait dans la Haberlandstraße, la librairie était juste à côté de chez lui. Vous pouvez être certaines qu'il venait ici et parlait de tout cela avec Benedict Lachmann et aussi de la terrible évolution politique. Et vous savez qu'ensuite Albert Einstein est parti pour les Etats-Unis.
Probablement l'écrivain Gertrud Kolmar qui habitait aussi tout près d'ici. Ses frères et soeurs ont pu émigrer et ainsi survivre. Elle, en revanche, voulait rester auprès de son père pour s'occuper de lui. Ils sont tous les deux morts en camp de concentration.
Gisèle Freund vivait aussi dans le quartier. C'est une photographe, son nom ne vous dit rien, mais en voyant une photo prise par elle, vous vous diriez tout de suite : « Mais oui, ça me dit quelque chose ». D'ailleurs, elle a vécu très longtemps à Paris et avait beaucoup de liens avec la France. Gisèle Freund a dû partir elle aussi parce que cela devenait trop dangereux et parce qu'on ne pouvait plus travailler, ni gagner sa vie et donc de quoi manger. On mourait pratiquement de faim quand on ne pensait pas à émigrer.
Oui. Gottfried Benn, un des grands poètes allemands, qui incarne toute la problématique de cette époque. Au début, il n'était pas très critique vis-à-vis des nazis. Il se disait : « La situation est peut-être tellement compliquée qu'après tout ce ne sera pas si mal que les choses changent ». Cela lui a pris longtemps avant de comprendre de quoi il s'agissait vraiment. Mais c'est tout de même un grand poète.
Son employé Paul Behr. Il lui a racheté le magasin, enfin pour ainsi dire. Il faut bien comprendre qu'en tant qu'employé de librairie, il ne possédait pas grand chose, et en plus, il était jeune. On ne lui a probablement pas demandé de payer beaucoup d'argent, et il n'était de toute manière pas en mesure de payer énormément. A l'époque, les Juifs avaient perdu tous leurs droits. Ils n'avaient pas le droit de posséder de l'argent, ni d'avoir un compte en banque. Par conséquent, Benedict Lachmann n'a sûrement pas touché grand chose pour son magasin.
En 1937. A l'époque, il n'y avait pas encore d'expropriation forcée, mais compte tenu de ce que je sais sur cette époque, je peux m'imaginer que ça c'est passé comme ça.
Il a suivi le mouvement. Il ne trouvait pas ça forcément bien, mais il s'arrangeait avec la situation. Et puis Benedict Lachmann était sûrement heureux que quelqu'un reprennne la librairie.
Oui, jusqu'en 1975, il avait alors 75 ans. Sa vie non plus n'a pas été facile. Il a été prisonnier de guerre en Russie, il y est resté encore cinq ans après la fin de la guerre. La librairie a été bombardée, et tout le quartier a été gravement détruit. C'est la femme de Paul Behr qui a fait reconstruire la librairie. Quand il est revenu de Russie, il a retrouvé son magasin. Ça lui a enlevé un poids bien sûr, puisqu'il a pu recommencer à travailler très vite.
C'est une très bonne question. Je n'ai pas réussi à convaincre les artistes que la pancarte qui mentionne l'interdiction de travailler pour les libraires et les éditeurs juifs aurait été à sa place devant le magasin. C'est dommage.
Il n'y a pas beaucoup de librairies aussi anciennes. Je ne pense pas qu'il existe à Berlin une autre librairie avec une histoire semblable. Je suis seulement la troisième propriétaire depuis 1919. Cela signifie que chaque libraire a passé toute sa vie ici.
Pour Benedict Lachmann, c'était une bonne chose que sa librairie ait été reprise. C'est une petite consolation de se dire que rien ne se perd. Ce qui a existé dans ce monde demeure. C'est comme ça que cela se passe pour Benedict, Paul et moi. Nous restons ici, présents, d'une manière ou d'une autre.
Je ne sais pas si je travaillerai encore ici, peut-être que je serai à la retraite, une chose est sûre, je serai de la fête !